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Au Tchad, l’opposition désarmée face au président-candidat Mahamat Idriss Déby

« Faites de moi le pilote principal du pays et nous atterrirons à l’aéroport de la démocratie ! » Comme si rien n’avait changé et qu’il était toujours cet opposant au « système Déby » qui dirige le Tchad depuis trente-cinq ans, Succès Masra s’époumone, dimanche 10 mars, à la tribune du « balcon de l’espoir », siège de son parti, Les Transformateurs, à N’Djamena. A ceci près que le politicien de 40 ans porte aujourd’hui la double casquette de premier ministre du chef de l’Etat, Mahamat Idriss Déby, et de candidat à la présidentielle contre ce dernier.
Signe de son changement de statut : l’armée encadre désormais ses meetings au lieu de les disperser à coups de gaz lacrymogène. « Qui mieux que nous, le peuple, pour servir le peuple ? », harangue le tribun dans un discours ponctué de références bibliques. Dans le public, personne ne semble douter qu’il est le plus sérieux rival du président de transition lors de l’élection fixée au 6 mai.
Hissé par un groupe d’officiers sur le fauteuil de son défunt père, Idriss Déby Itno (tué en avril 2021 alors qu’un groupe rebelle menaçait de prendre N’Djamena), le jeune général avait promis de rendre le pouvoir aux civils au terme de la transition. Mais trois ans plus tard, « Kaka », comme on le surnomme au Tchad, a changé d’avis. Il prépare son élection, accompagné par la même bienveillance internationale que celle qui a prévalu lors de son accession au pouvoir au mépris des règles de la Constitution.
« Dieu va nous donner le pouvoir », veut croire Josianne Mbaïdara, militante des Transformateurs vêtue tout de bleu, la couleur du parti. De l’avis général, il faudrait toutefois un miracle pour que le pouvoir change de main. Le parti du président-candidat, le Mouvement patriotique du salut (MPS), qui n’a jamais perdu un scrutin depuis la prise du pouvoir par les armes d’Idriss Déby Itno, en 1990, contrôle les institutions électorales. « Ne mélangeons pas les convictions politiques des hommes qui dirigent ces institutions et leurs fonctions, qui exigent la neutralité. En dernier lieu, c’est par le résultat des urnes qu’on jugera qui est populaire ou non », réplique Issa Doubragne, le porte-parole du MPS.
« Dans ces conditions, de quelles garanties de transparence dispose Masra pour croire qu’il a une chance ? », feint de s’interroger Soumaïne Adoum, le porte-parole de la plateforme de la société civile Wakit Tama. Pour ceux qui, comme lui, ont lutté au côté de Succès Masra depuis 2018 et la naissance de son parti, il n’y a qu’une seule réponse possible : l’ancien opposant s’est rallié au pouvoir. « C’est une candidature postiche, une caution qui ne sert qu’à donner l’illusion d’un scrutin ouvert ! », soutient l’opposant Max Kemkoye, convaincu qu’en échange de sa candidature, Succès Masra a obtenu l’assurance de conserver la primature jusqu’aux prochaines élections législatives, dont la date n’a pas encore été annoncée.
« Il agit de manière pragmatique, relativise le sociologue Ladiba Gondeu. Succès Masra sait qu’au Tchad, celui qui organise les élections les remporte et redistribue ensuite les miettes. C’est sa seule manière d’assurer sa survie politique. »
Mais à quel prix ? Le 3 novembre 2023, au terme d’un an d’exil, Succès Masra était rentré au Tchad sans craindre de poursuites judiciaires après un accord prévoyant l’amnistie pour les responsables des massacres du 20 octobre 2022. L’armée avait alors violemment réprimé les manifestants sortis notamment à l’appel de l’opposant pour réclamer le départ des militaires au pouvoir. Le bilan est encore incertain, oscillant entre 73 et 300 morts, mais pour beaucoup de partisans de l’opposition, les conditions du retour de Succès Masra portent la certitude d’une trahison.
Depuis qu’il a été nommé premier ministre, le 1er janvier, le leader des Transformateurs endosse le mauvais rôle et encaisse les coups. L’annonce d’une hausse de plus de 40 % du prix de l’essence, mi-février, a déclenché une grève illimitée des fonctionnaires. Un mois plus tard, Mahamat Idriss Déby a pris son contre-pied et décrété la gratuité de l’eau et de l’électricité jusqu’à la fin de l’année.
A deux mois du scrutin, difficile de ne pas y voir une mesure électoraliste pour le président-candidat, même si les quartiers populaires de N’Djaména sont dans le noir depuis deux semaines et que le centre-ville ne reçoit du courant que la nuit en ce début de ramadan où les températures avoisinent les 45 °C en journée. Pour sa défense, le gouvernement invoque la demande excessive en énergie propre à la saison chaude.
Peu importent ces promesses, semble rétorquer Soumaïne Adoum, pour qui « Mahamat Déby n’a pas besoin d’assise populaire tant qu’il est soutenu par l’Occident ». Le porte-parole de Wakit Tama se dit par ailleurs « choqué » par les propos tenus le 7 mars par l’envoyé personnel d’Emmanuel Macron pour l’Afrique à l’issue d’une rencontre avec le président de transition. Lors d’une étape de quatre jours au Tchad, Jean-Marie Bockel a en effet déclaré devant la presse présidentielle son « admiration » pour la transition tchadienne.
Prononcés huit jours après la mort de l’opposant Yaya Dillo, tué lors de l’assaut mené par l’armée contre le siège de son parti, ces mots résonnent comme un adoubement du pouvoir et de ses méthodes. D’autant que Mahamat Idriss Déby venait d’annoncer, le 2 mars, sa candidature à la présidentielle sans un mot pour son cousin et rival défunt.
« Lorsqu’on réclame des prises de position plus fermes en faveur de la démocratie, les Occidentaux nous rétorquent que cela risquerait de pousser les autorités dans le camp pro-russe », regrette Soumaïne Adoum. « L’opinion internationale ne fait qu’observer la bonne réussite de la transition tchadienne, le bilan du président milite pour lui », se félicite pour sa part Issa Doubragne, le porte-parole du MPS.
« C’est l’exception tchadienne », analyse le sociologue Ladiba Gondeu, pour qui « les Occidentaux, dans le contexte régional, ne peuvent se permettre de perdre l’appui du Tchad et choisissent la stabilité à tout prix, quitte à reléguer les droits humains et l’alternance démocratique au second plan ».
« La vision française du Tchad reste figée dans un réalisme foccardien hérité de la colonisation, selon lequel seul un militaire peut assurer la stabilité du pays », souligne Sali Bakari, professeur d’histoire à l’Ecole normale supérieure de N’Djamena. Dans cette optique, le Tchad est perçu comme un verrou stratégique dans une région secouée par les crises et où la Russie gagne en influence. Le Kremlin fait d’ailleurs les yeux doux à Mahamat Idriss Déby, qui a rencontré Vladimir Poutine à Moscou le 24 janvier.
Surtout, le Tchad reste l’ultime bastion militaire de la France au Sahel. Elle y conserve trois emprises et environ 1 500 hommes. Venu au moment où l’Elysée promet un allègement du dispositif militaire français en Afrique, Jean-Marie Bockel a affirmé qu’au Tchad, au contraire, « il faut rester et bien sûr nous resterons ».
Pour le collectif Wakit Tama, qui milite depuis des années pour le départ des troupes françaises stationnées dans le pays, c’est une « déclaration de guerre au peuple » : « La présence des soldats français sert les intérêts de Paris, pas ceux des Tchadiens », tonne Soumaïne Adoum, alors que l’armée tchadienne, selon lui, « est amplement capable de défendre son territoire sans l’aide de la France ».
Au moment où de plus en plus de Tchadiens semblent se désintéresser d’une élection présidentielle qu’ils estiment jouée d’avance, le rejet de l’Occident, et de la France en particulier, est devenu un thème de mobilisation. « Paris continue de soutenir les dirigeants contre le peuple, comme si la France n’avait rien retenu des récents coups d’Etat au Sahel, soupire l’opposant Max Kemkoye. Elle chercherait à pousser les Tchadiens dans les bras de la Russie qu’elle ne pourrait pas mieux s’y prendre. »
Carol Valade(N’Djamena, correspondance)
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